> Le temps coule par Isabelle Rèbre, mai 2008
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Je revois encore les premiers tableaux de Benoit Manent découverts au Salon de la Jeune Création à Paris. Envahie par un public dominical, la grande halle de la Villette, dans laquelle de maigres parois d’aggloméré découpaient des cellules exposées aux courants d’air et au brouhaha, faisait d’avantage penser à un hall de gare qu’à une galerie d’art. Les tableaux présentés étaient des reproductions hyperréalistes de photographies tirées d’un album de famille, de scènes de vacances ou d'anniversaires d’enfants où tous prennent la pause, offrant au photographe un sourire complice. L’espace de la toile est plein et dense, mais dans les rares blancs apparaissent encore les tracés au crayon de la mise au carreau. La persistance de ces clichés dans ma mémoire sept ans plus tard me trouble. Avec le temps, ils ont fini par composer une sorte d’image générique, telle une icône où seraient condensés dans une épaisseur opaque les mystères de l’enfance.
Il faut traverser le périphérique et une circulation ininterrompue pour se rendre au nouvel atelier de Benoit Manent situé au-dessus des entrepôts de la Sernam. Les images d’hier ont disparu, rangées, comme les encombrantes malles de souvenirs, au grenier. Au mur, des toiles de format vertical sont accrochées, sur lesquelles le paysage a été effacé, comme gommé : restent des figurines posées à hauteur de regard.
L’« Histoire du soldat » qui a inspiré le peintre pour cette série, est un conte musical destiné le plus souvent au jeune public : un fantassin qui a marché, a beaucoup marché, rencontre le Diable à qui il donne son petit violon à dix francs en échange d’un livre coffre-fort qui prévoit l’avenir, qui dit les choses avant le temps. Alors qu’il s’imaginait être parti trois jours, ce sont en fait trois ans qui se sont écoulés avant son retour au village où, ni sa mère, ni sa fiancée ne le reconnaîtront, mort qu’il est parmi les vivants. Quand il écrit le livret en 1918, Charles-Ferdinand Ramuz ne croit plus, comme il le pensait quatre ans auparavant et beaucoup d’intellectuels avec lui, que la guerre sortira le monde de la décadence dans laquelle il était plongé. L’avenir se joue aux cartes et l’histoire verra triompher le Malin.
La musique, comme une voix intérieure est signée Stravinsky, qui fait apparaître ici le violon comme un instrument démoniaque et s’amuse à brouiller les cartes, passant d’un 3/4 à un 6/8 et d’un tango à un ragtime. Les musiciens prétendent que le compositeur russe n’aimait pas les interprètes : c’est vrai qu’ils souffrent à exécuter sa partition, empêchés qu’ils sont de s’appuyer sur une logique de rythme, sur des valeurs de temps, obligés de passer sans arrêt d’une mesure à une autre. Même vertige pour l’acteur soldat : il veut poser son pied et se retrouve dans le vide du temps qui manque.
A partir de là, Benoit Manent a réglé une chorégraphie toute simple. Ses modèles sont vêtus de couleurs vives, vestige de la Renaissance. Le militaire danse avec Satan tandis que la Princesse l’attend hors champ. Pour capter la scène, il a placé aux quatre coins de la piste quatre caméras sans opérateurs, caméras de surveillance. Les valseurs présentent à l’objectif toutes leurs facettes, passant de la distance à la confusion des corps. Les quatre écrans du dispositif permettent aux spectateurs d’observer la rencontre sous tous les angles, mais saisiront-ils pour autant la cause du drame ? Qui y voit clair ?
Peut-être le peintre qui à ce moment-là entre en jeu : chacune de ses actions dure environ une heure. C’est le délai qui lui est imposé pour exécuter un tableau car l’acrylique est liquide et depuis qu’il n’utilise plus l’huile, son temps est compté, il ne peut revenir sur son geste, ce qui est passé est passé. Combien de toiles pour rien, de ratages, de chutes, de gâchis, de temps perdu pour que ceux-là arrivent à nos yeux ?
Face à ces corps exposés côte à côte on pense aux séries de prises de vue de Muybridge et pourquoi pas, en version éclatée, au zootrope, ce petit tambour à l’intérieur duquel un certain W.G.Homer avait disposé des photographies décomposant un mouvement. L’instrument était percé de fentes et il suffisait d’y mettre son oeil en le faisant tourner pour voir les danseurs s’animer. Personne en 1833 n’avait pris au sérieux ce jeu d’enfant qui donnera naissance au cinéma. Les peintres et les cinéastes sont de la même lignée, enfants de Léonard de Vinci, l’inventeur de la camera obscura. Ils sont de ceux qui voudraient voir malgré tout, malgré notre infirmité, malgré notre impuissance à discerner le vrai du faux. Benoit Manent sait que le ciel est vide et que nous sommes seuls, jouets du hasard. Parfois la prise est bonne, le miracle se produit, le tableau est là.
« Mes peintures sont de plus en plus liquides » nous dit-il. C’est vrai que des coulures apparaissent et donnent la direction de ce que seraient les lignes du quadrillage appliqué de ses premiers tableaux. Elles nous rappellent aussi que le temps s’écoule, irrémédiablement, même si les secousses sont raides et nous donnent parfois l’impression qu’il avance par à coup.
J’avais 6 ans, c’était hier. Sur la table de la cuisine, je venais d’avoir une révélation en réussissant à reproduire un cheval au galop, celui de l’image du chocolat Milka découverte au goûter sous le papier argent. Face au résultat, presque aussi vrai que nature, obtenu grâce à la technique des carreaux, je fus envahie par un sentiment de fierté immédiatement terrassé par le doute. N’y avait-il pas là, dans cet acte, quelque chose de maléfique à pouvoir ainsi copier le monde ?
Cinéaste et auteure dramatique, Isabelle Rèbre travaille au croisement de plusieurs disciplines. Ses documentaires pour la télévision ou la radio prennent souvent les artistes pour sujet (écrivains, cinéastes, peintres, metteurs en scène, musiciens, psychiatres). La manière dont l'individu rencontre l'Histoire est un autre de ses centres d'intérêt. Elle a créé avec d'autres artistes venus du théâtre, de la danse et du cinéma la (CAP)* (Coopérative Artistique de Production), un laboratoire pluridisciplinaire installé à Montreuil.
> Le temps coule par Isabelle Rèbre, mai 2008
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Je revois encore les premiers tableaux de Benoit Manent découverts au Salon de la Jeune Création à Paris. Envahie par un public dominical, la grande halle de la Villette, dans laquelle de maigres parois d’aggloméré découpaient des cellules exposées aux courants d’air et au brouhaha, faisait d’avantage penser à un hall de gare qu’à une galerie d’art. Les tableaux présentés étaient des reproductions hyperréalistes de photographies tirées d’un album de famille, de scènes de vacances ou d'anniversaires d’enfants où tous prennent la pause, offrant au photographe un sourire complice. L’espace de la toile est plein et dense, mais dans les rares blancs apparaissent encore les tracés au crayon de la mise au carreau. La persistance de ces clichés dans ma mémoire sept ans plus tard me trouble. Avec le temps, ils ont fini par composer une sorte d’image générique, telle une icône où seraient condensés dans une épaisseur opaque les mystères de l’enfance.
Il faut traverser le périphérique et une circulation ininterrompue pour se rendre au nouvel atelier de Benoit Manent situé au-dessus des entrepôts de la Sernam. Les images d’hier ont disparu, rangées, comme les encombrantes malles de souvenirs, au grenier. Au mur, des toiles de format vertical sont accrochées, sur lesquelles le paysage a été effacé, comme gommé : restent des figurines posées à hauteur de regard.
L’« Histoire du soldat » qui a inspiré le peintre pour cette série, est un conte musical destiné le plus souvent au jeune public : un fantassin qui a marché, a beaucoup marché, rencontre le Diable à qui il donne son petit violon à dix francs en échange d’un livre coffre-fort qui prévoit l’avenir, qui dit les choses avant le temps. Alors qu’il s’imaginait être parti trois jours, ce sont en fait trois ans qui se sont écoulés avant son retour au village où, ni sa mère, ni sa fiancée ne le reconnaîtront, mort qu’il est parmi les vivants. Quand il écrit le livret en 1918, Charles-Ferdinand Ramuz ne croit plus, comme il le pensait quatre ans auparavant et beaucoup d’intellectuels avec lui, que la guerre sortira le monde de la décadence dans laquelle il était plongé. L’avenir se joue aux cartes et l’histoire verra triompher le Malin.
La musique, comme une voix intérieure est signée Stravinsky, qui fait apparaître ici le violon comme un instrument démoniaque et s’amuse à brouiller les cartes, passant d’un 3/4 à un 6/8 et d’un tango à un ragtime. Les musiciens prétendent que le compositeur russe n’aimait pas les interprètes : c’est vrai qu’ils souffrent à exécuter sa partition, empêchés qu’ils sont de s’appuyer sur une logique de rythme, sur des valeurs de temps, obligés de passer sans arrêt d’une mesure à une autre. Même vertige pour l’acteur soldat : il veut poser son pied et se retrouve dans le vide du temps qui manque.
A partir de là, Benoit Manent a réglé une chorégraphie toute simple. Ses modèles sont vêtus de couleurs vives, vestige de la Renaissance. Le militaire danse avec Satan tandis que la Princesse l’attend hors champ. Pour capter la scène, il a placé aux quatre coins de la piste quatre caméras sans opérateurs, caméras de surveillance. Les valseurs présentent à l’objectif toutes leurs facettes, passant de la distance à la confusion des corps. Les quatre écrans du dispositif permettent aux spectateurs d’observer la rencontre sous tous les angles, mais saisiront-ils pour autant la cause du drame ? Qui y voit clair ?
Peut-être le peintre qui à ce moment-là entre en jeu : chacune de ses actions dure environ une heure. C’est le délai qui lui est imposé pour exécuter un tableau car l’acrylique est liquide et depuis qu’il n’utilise plus l’huile, son temps est compté, il ne peut revenir sur son geste, ce qui est passé est passé. Combien de toiles pour rien, de ratages, de chutes, de gâchis, de temps perdu pour que ceux-là arrivent à nos yeux ?
Face à ces corps exposés côte à côte on pense aux séries de prises de vue de Muybridge et pourquoi pas, en version éclatée, au zootrope, ce petit tambour à l’intérieur duquel un certain W.G.Homer avait disposé des photographies décomposant un mouvement. L’instrument était percé de fentes et il suffisait d’y mettre son oeil en le faisant tourner pour voir les danseurs s’animer. Personne en 1833 n’avait pris au sérieux ce jeu d’enfant qui donnera naissance au cinéma. Les peintres et les cinéastes sont de la même lignée, enfants de Léonard de Vinci, l’inventeur de la camera obscura. Ils sont de ceux qui voudraient voir malgré tout, malgré notre infirmité, malgré notre impuissance à discerner le vrai du faux. Benoit Manent sait que le ciel est vide et que nous sommes seuls, jouets du hasard. Parfois la prise est bonne, le miracle se produit, le tableau est là.
« Mes peintures sont de plus en plus liquides » nous dit-il. C’est vrai que des coulures apparaissent et donnent la direction de ce que seraient les lignes du quadrillage appliqué de ses premiers tableaux. Elles nous rappellent aussi que le temps s’écoule, irrémédiablement, même si les secousses sont raides et nous donnent parfois l’impression qu’il avance par à coup.
J’avais 6 ans, c’était hier. Sur la table de la cuisine, je venais d’avoir une révélation en réussissant à reproduire un cheval au galop, celui de l’image du chocolat Milka découverte au goûter sous le papier argent. Face au résultat, presque aussi vrai que nature, obtenu grâce à la technique des carreaux, je fus envahie par un sentiment de fierté immédiatement terrassé par le doute. N’y avait-il pas là, dans cet acte, quelque chose de maléfique à pouvoir ainsi copier le monde ?
Cinéaste et auteure dramatique, Isabelle Rèbre travaille au croisement de plusieurs disciplines. Ses documentaires pour la télévision ou la radio prennent souvent les artistes pour sujet (écrivains, cinéastes, peintres, metteurs en scène, musiciens, psychiatres). La manière dont l'individu rencontre l'Histoire est un autre de ses centres d'intérêt. Elle a créé avec d'autres artistes venus du théâtre, de la danse et du cinéma la (CAP)* (Coopérative Artistique de Production), un laboratoire pluridisciplinaire installé à Montreuil.